« Du point de vue des liquidités, les choses deviendront extrêmement compliquées quand sonnera la fin du bal. Mais tant que l’orchestre continue de jouer, il faut danser. En ce moment, on danse encore. » (Charles Prince, Chef de la direction, Citibank – Financial Times, 10 juillet 2007)
La fin du bal a sonné en 2008. Et, de fait, les choses se sont singulièrement compliquées. Dès le milieu de l’année, les événements s’étaient enchaînés à une vitesse effarante : né de l’effondrement des prêts à haut risque, le resserrement du crédit à l’échelle mondiale a débouché sur une crise financière en bonne et due forme. Aux États-Unis, le secteur des services bancaires d’investissement s’est radicalement transformé. Fannie Mae et Freddie Mac, deux des prêteurs hypothécaires résidentiels les plus importants de ce pays, ont été nationalisés; AIG, la plus grande compagnie d’assurance-vie états-unienne, a connu le même sort. Les marchés boursiers ont baissé en moyenne de 40 %; face aux perspectives de récession mondiale, le prix du baril de pétrole est passé de 147 $, un niveau record, à 40 $ à peine, entraînant le dollar canadien dans sa chute. Au total, une année de cauchemar que nous aimerions toutes et tous oublier le plus rapidement possible.
Les coulisses de la crise
Comment a-t-on pu en arriver là? Ma dernière lettre de fin d’année expliquait les mécanismes par lesquels l’effondrement du marché résidentiel des États-Unis et la crise des prêts hypothécaires à haut risque qui en a résulté ont infecté l’ensemble du secteur financier mondial. La « titrisation » fait figure de grande responsable de cet immense gâchis; on se rappellera que cette innovation financière consiste à regrouper différents types de prêts, notamment hypothécaires, puis à les vendre aux investisseurs comme titres de créance. (Voir http://www.sarafinance.com/fr/articles/200801/) Début 2008, personne ne mesurait vraiment l’ampleur que prendrait la crise des prêts à haut risque. Aujourd’hui, nous comprenons mieux que sa fulgurante contagion n’était en réalité que le symptôme d’un mal bien plus grand. De nombreux observateurs des marchés estiment maintenant que les racines de la crise financière de 2008 remontent à 1980, à l’époque où Ronald Reagan était président des États-Unis et Margaret Thatcher, Première ministre du Royaume-Uni. Le fondamentalisme de marché connaissait alors un regain considérable. Nous étions au début d’une longue ère de déréglementation qui métamorphoserait de fond en comble le secteur bancaire, mais aussi la culture financière dans son ensemble.
Une société casino
Le National Post a fait paraître récemment une série d’articles présentant des entrevues réalisées auprès d’acteurs chevronnés du monde canadien des affaires. Cette « série Sagesse » mettait en lumière des constats très divers sur la crise financière. En ce qui concerne ses causes, néanmoins, plusieurs éléments de réponse revenaient: cupidité, laxisme réglementaire, décloisonnement du secteur bancaire. L’une de ces entrevues m’a particulièrement intéressée, celle de Seymour Schulich, auteur, homme d’affaires, philanthrope et récipiendaire de l’Ordre du Canada : « Nous avons oublié les fondements mêmes des marchés de capitaux. Ils devraient servir à mobiliser des fonds pour construire des infrastructures, des biens immobiliers, des exploitations pétrolières, des centrales électriques, pour créer de l’emploi. Au lieu de cela, les banques et nous avons mis sur pied une gigantesque société casino » (National Post, 3 janvier 2009) Schulich n’est pas le premier à signaler cette tendance. Warren Buffet, un autre sage de l’investissement, multiplie depuis longtemps déjà les mises en garde contre ces comportements de joueurs compulsifs. « Que nous faut-il? Des capitaux d’investissement engagés d’une manière intelligente. Certainement pas des paris hasardeux avec des sommes empruntées! Les investisseurs qui souhaiteraient placer leur argent dans des activités productives sont contrecarrés par les agissements d’un casino hyperactif et saoulant qui intervient plus ou moins dans les mêmes sphères d’action qu’eux, parle plus ou moins le même langage et fait plus ou moins appel aux mêmes gens pour atteindre ses objectifs » (Warren Buffet Speaks, Janet Lowe, Wiles & Sons, 1997).
Warren Buffet s’est également insurgé contre le recours excessif aux produits dérivés, allant jusqu’à les considérer comme des « armes financières de destruction massive » (Berkshire Hathaway Letter to Shareholders, 2003).
Comme la titrisation, les produits dérivés constituent une innovation financière. D’abord conçus pour atténuer le risque, ces instruments d’investissement sont utilisés pour cette pratique que l’on appelle communément le hedging en anglais. Ils peuvent s’avérer très utiles. Par exemple, ils permettent aux gestionnaires de fonds en actions étrangères (des États-Unis ou autres pays) de tempérer les risques inhérents aux fluctuations des taux de change. Grâce aux contrats à terme, un autre type de produit dérivé, les entreprises bénéficient d’une stabilité des prix et d’une garantie des quantités pour leurs approvisionnements. Mais la mentalité de casino s’est infiltrée dans tous les champs de la finance : le hedging a donné naissance aux fonds spéculatifs et une stratégie d’investissement en soi – alors qu’il serait évidemment plus juste de considérer cette approche comme de l’anti-investissement! Le marché des fonds spéculatifs, les hedge funds, a enflé comme ballon de baudruche ces dernières années : « Au total, 1 500 milliards de dollars circulent en électrons libres autour de la planète et sèment la dévastation sur leur passage », résume Seymour Schulich. La formule n’a rien d’une exagération. En 1998, la débâcle de Long Term Capital Management (LTCM), un gigantesque fonds hautement spéculatif, a failli disloquer tout le système financier mondial. Placée sous la direction d’Alan Greenspan à l’époque, la Federal Reserve (la banque centrale des États-Unis) est intervenue pour sauver la mise – un scénario qui prend depuis quelque temps un arrière-goût de déjà-vu.
Malgré la mésaventure de LTCM, le marché des fonds spéculatifs continue d’échapper pour l’essentiel à toute réglementation; même constat pour les opérations sur les instruments de créances titrisés, qui sont à l’origine de la crise des prêts à haut risque. J’ai bon espoir que la situation changera prochainement. Il aura fallu les violentes convulsions de 2008 pour mesurer le degré de toxicité de la société casino… « Tant que l’orchestre continue de jouer, il faut danser », pensait-on…
Une nouvelle ère
Maintenant que le bal est fini, les autorités monétaires et les décideurs politiques et réglementaires doivent empoigner le balai pour remettre la salle en ordre. Déjà, les événements se bousculent! L’entrée en fonction de la nouvelle présidence à Washington donnera aux États-Unis un nouveau souffle, une direction plus affirmée. N’en espérons pas pour autant un remède miracle instantané. Les problèmes systémiques que cette crise a révélés ne se règleront pas en un jour. Pensons en particulier à ces milliers de milliards de surcroît de dettes – nous en entendrons très bientôt beaucoup parler.
En conclusion, nous n’assistons pas cette fois à l’un de ces replis cycliques auxquels nous sommes accoutumés. Cette crise marque la fin d’une époque. En l’occurrence, nous ne pouvons que nous en réjouir! Évidemment, le passage à l’ère nouvelle prendra du temps. Mais cette transition est aussi formidablement prometteuse.
Un proverbe chinois dit : « Quand le vent tourne, certains érigent des murs; d’autres construisent des moulins à vent. » Et vous, qu’allez-vous bâtir pour l’avenir? En tant que société, peut-être pourrions-nous commencer par établir une économie forte et dynamique portée par des capitaux d’investissement engagés d’une manière intelligente – de « bons vieux placements »… comme on dit maintenant!